Quelque part

Bom
...
Bom
...
Bom
...

Je reviens à moi à l'écoute de ce son étrange. Un instant de panique s'empare de mon être tandis que je me sens flotter dans des eaux... Est-ce que ? ... Est-ce que le Sage ?... Non, je n'ai pas pu être vaincu ! J'ai semé mort et destruction et...

Bom
...
Bom
...
Bom
...

Alors je prends conscience d'une présence. Ce quelque chose à côté de moi qui émet ce bruit régulier, rapide. J'ose ouvrir les yeux et alors je comprends... Par tous les Démons des Neuf Cercles ! Je savais que ce sort possédait des effets que je n'avais pas eu le temps d'étudier. Ce sortilège me ramenait à l'héritier ou l'héritière de celui à qui appartenait le sang. J'avais presque tout prévu... sauf ça...

Que l'héritier ne soit pas encore né.

Bom
...
Bom
...
Bom
...

Je frémis alors à l'idée de ce que cela aurait pu être si l'héritier n'existait pas du tout. La colère monte en moi et je me vois déchiquetant des mes griffes ce petit corps qui me perturbe, mais je dois me calmer. Me calmer.

Réfléchir.

Je peux considérer avoir remporté une victoire sur le Sage en le poussant à s'investir en personne et en le privant d'une victoire contre moi. Un tel événement ne pourra qu'être rapporté, discuté, et peu à peu, la légende du Sage Tout-Puissant se verra écornée, tandis qu'on murmurera qu'il n'a pas su arrêter Mhyédabur, le fils du Seigneur Sombre, l'Exilé qui a franchi les portes de Thémis et vaincu les Gardiennes, l'Exilé qui a lâché sur le monde les Démons des Neuf Cercles, l'Exilé qui a massacré les enfants d'Uruz-Been, qui s'est déchaîné à travers la ville de Belladonna, l'Exilé qui a lâché la puissance d'Orkôn au Pic de Dantes, véritable déclaration de guerre contre le Sage et ses esclaves de ce côté-ci de la mer.

Mais je sais aussi que je n'aurai pu l'affronter. C'est sans doute ma nature humaine qui m'a doté de cette légère différence avec mon père. Je connais mes limites et je les accepte. Aussi puissant que je sois, je ne suis pas encore de taille à affronter le Sage. Pas encore. Et même si ce sera le sentiment de ma victoire qui va se diffuser parmi les habitants de Liberty, le Sage n'en sera pas dupe.

Tant que je suis ici, même si je ne m'explique pas comment, coincé dans le ventre d'une mère, je suis à l'abri de la Gardienne et du Sage. A l'estimation de la chose infâme qui essaie de vivre à mes côtés, je dirais que j'en ai pour 7 mois. Et imaginer leur tête à me chercher pendant 7 longs mois sans me trouver, voilà qui m'arrache mon premier sourire. Je dois reconnaître que cela plaide pour le fait de rester calme et discret.

Et puis, je dois dire que j'ignore tout de l'endroit où je suis et de la nature de ceux qui m'entourent. Ce Taïnos, est-il marié à une des siennes ? A une autre femme ? Dans quel lieu ai-je atterri ? Lui arracher le ventre pour me retrouver au coeur d'un village, ce n'est pas la meilleur des idées. Non que ces idiots pourraient me faire quoique ce soit. Le sang de la larve à mes côtés et de sa mère me donneraient assez de puissance pour commencer le combat, et chaque nouveau mort ne ferait que me grandir. Mais cela ne ferait aussi qu'attirer le Sage.

Et il n'a pas mis longtemps à me retrouver au Pic de Dante. Je doute qu'après ce que je lui ai démontré, il ait envie de beaucoup jouer encore avec moi.

Non, tout plaide pour que je garde patience. D'autant que je n'ai rien perdu de mes sens.

Bom
...
Bom
...
Bom
...

Saleté de petite chose qui essaie d'éclore à la vie, je vais t'offrir un cadeau rare : celui de goûter au poison d'Orkhon que nous réservent le Sage et la lâcheté de tes parents. Cela atténuera mon impatience.

Et je vais écouter. Je vais apprendre depuis ce ventre protecteur où je suis arrivé.


Bom Bom
...
Bom Bom
...
Bom Bom
...

Rica s'arrêta en pleine marche tranquille, la douleur terrifiante et pourtant fugitive la faisant lâcher son panier d'osier, qui répandit au sol les fruits qu'il contenait. Elle ne put que tomber à genou, avant que la douleur ne disparaisse.

Respirant lentement, elle se décida finalement à se relever, lissa son pagne rapidement, puis récupéra les fruits.

Après quelques minutes d'inquiétude, dont elle ne parvint pas à se débarrasser, elle reprit son panier et continua sur le chemin qui descendait de la profonde vallée, riche en tout, vers le yucayeque. Elle posa la main sur son ventre, ressentant la brusque accélération du petit cœur qui y était tapi.

Ne t'inquiète pas. Ton père vogue sur le plus beau et solide navire de ce monde, avec la meilleure des capitaines. Il nous reviendra, aussi beau qu'avant et bien plus riche. Ne t’inquiètes pas, niño. Je vais te raconter notre histoire, celle de Fernando et de Rica, celle de notre cacique, celle de notre voyage entre les mondes. Je vais te raconter comment Yukiyù fit descendre sur nous sa bénédiction. Comment Guatauba en personne nous accueillit en ce nouveau monde...

Et la jeune mère, dont le pagne rappelait qu'elle était mariée, continua ainsi son chemin, racontant avec sa voix d'ange une histoire merveilleuse à cette petite chose qui grandissait en elle et n'était pas moins merveilleuse.

Pourtant, quelque part, dans son esprit, une question se mit à tournoyer lentement.

Si c'était tellement merveilleux, pourquoi était-elle tout-à-coup inquiète ? Et pourquoi ce sentiment désagréable ne la quittait pas.
?

Résister à mon envie de sortir de là fut difficile. Le petit cœur qui battait à mes côtés autant que celui de la mère étaient tous les deux des appels pour la magie du Sang. Mais je ne devais pas éveiller ce pouvoir maintenant. Tant que je resterai ici, il serait difficile de me trouver.

Même si quelqu'un possédait la capacité de remonter les lignes de sang sur lesquelles s'est réalisé ma magie, il ne parviendrait au mieux qu'à trouver ce lieu et peut-être une indication sur ce qui m'était arrivé. Mais il sera difficile pour tous d'imaginer que je puisse me cacher dans le ventre d'une femme. Et il serait impossible à ces êtres lâches et veules, préférant protéger la vie que mettre en œuvre la seule solution capable de résoudre leur problème, de venir m'y chercher.

Car, à moins d'éventrer toutes les jeunes mères, ou de détruire les terres où cette femme vivait, il n'y avait rien pour m'atteindre.

Bien, maintenant que j'avais résisté, il allait bien falloir que je m'occupe.

Aussi tournais-je mon esprit vers la petite lumière qui brillait à mes côtés, possédant l'innocence absolue des futurs nouveaux-nés.

Alors, voilà ce que c'est que d'avoir la chance de naître du bon côté de l'Océan ? Voilà la décision du Sage : toi, tu auras une vie agréable, là où un autre enfant, dans le ventre d'une femme d'Orkhôn, devra connaître l'horreur de l'emprisonnement à vie, le jugement de culpabilité avant même qu'il n'ait prononcé ses premiers mots... Non, il faut que le monde ouvre les yeux sur les malheurs qu'il inflige, par sa lâcheté, et par l'action du Sage et des Gardiens Dragons, à des innocents.

Si c'était possible, je me retournais sur place et me plaçais face à l'enfant en devenir.

Ta mère te raconte des histoires. De belles histoires. Des contes. Moi, je vais te parler du monde, tel qu'il est. Je vais t'instruire pour te préparer à y conquérir ce que ta force et ta volonté pourront s'y tailler. Écoutes-moi bien, écoutes les histoires d'Orkhôn. Écoutes et apprends.




Rica se reposait en cette fin de journée, toujours une peu anxieuse et tendue. Ses passages fréquents à la maison-temple, le soutien du shaman et ses leurs prières aux Cèmis de Yocahù et d'Atabex, tout cela ne suffisait pas à calmer son inquiétude.

C'est alors qu'elle sentit le bébé bouger dans son ventre, lui arrachant un petit cri de frayeur. Le bébé avait paru si gros et lourd en bougeant...

C'était sa première grossesse, aussi ignorait-elle beaucoup de choses et les femmes plus âgées ne cessaient de lui dire que tout cela était normal.

Pourquoi était-il toujours aussi inquiète alors ?