De fait, je ne quitte guère ma cabine. J'entends cet équipage parler des horreurs de Belladona à chaque escale. Parfois, ils croisent d'autres navires qui étaient présents là-bas aussi, et à leur description, je comprends que mon physique n'a pas échappé à certains. Mieux vaut être prudent.
Invisible veille, même si, puisqu'il s'ennuie, il a tendance à vouloir m'interrompre dans ma lecture. Je sais qu'il sait que je suis redevenu plus humain que démon, et qu'avec ma perte de pouvoir, il peut s'autoriser quelques familiarités, car il ne craint plus guère de représailles. Mais ce serait oublié que, bientôt, je recouvrirai mes pouvoirs. Et que je pourrais lui faire payer son attitude. Je lui ai dit, et cela semble l'avoir un peu calmé.
Finalement, je ne découvre la tempête qu'après quelques temps. Un marin, sur ordre du capitaine, vient m'annoncer que cela va secouer.
Par le maudit Sage ! Faut-il que je sois poursuivi par une tempête à chaque fois que je voyage sur la mer ? Il faut que je réfléchisse sérieusement à cela... En attendant, il ne me reste pas grand chose à faire. J'ai cessé de lire, car les mouvements chaotiques du bateau m'en empêche. Un sombre pressentiment me fait rouler le livre dans de multiples protections, et je l'attache avec forces nœuds et cordelettes à mon côté. Les cris où transpire la peur de l'équipage ne sont pas faits pour me rassurer.
Il est vrai que leur navire est un navire fait pour le cabotage, cette navigation en vue des côtes, là où la mer n'est pas si terriblement formé. Mais là, je sens bien qu'il s'est laissé entrainé dans un domaine qui n'est pas le sien. Le navire craque de partout.
Et puis, deux vagues vinrent frapper le bâtiment avec une telle violence que la première a arrasé tout ce qui dépassait de son pont : mât, barrières, roue et marins. Mais je n'ai pas le temps de m'interroger, car la seconde le retourne comme un fêtu de paille, le soulevant jusqu'à l’extrême pointe de sa puissance, puis, après une seconde ou deux où plus rien ne bouge, elle le précipite sous elle, le broie et le met en miette.
Avant même de comprendre, me voilà de nouveau dans l'eau, moi, Mhyédabur, le fils du Seigneur Sombre, Vainqueur des Gardiennes, poing armé de la vengeance de mon Père, Libérateur de mon peuple et Grand Juge chargé de la justice en ce monde de lâche.
Oui, moi, Mhyédabur, celui qui ne sait pas nager, je vais mourir à cause d'une simple vague. Il y a comme une forme d'ironie dans tout cela qui ne m'échappe alors que je vis mes dernières secondes.
C'est alors que je sens quelque chose qui me tire, me soulève presque hors de l'eau pour finir par me forcer à m'accrocher à une pauvre série de planches liées. Ses mains habiles font quelques nœud et m'attachent solidement.
Je veille sur vous, Maître, me lance mon sauveur.
Qui n'a sûrement pas fait cela pour mon bon plaisir, mais tout simplement parce que, si je venais à mourir, il serait renvoyé à l'état de bouillie infecte chez les Démons et devrait recommencer son cycle pour redevenir ce qu'il est...
Puis je perds connaissance, tandis que la sauvagerie de cette mer intérieur, pourtant d'apparence calme, joue de mon minable radeau...